Et si l’ennui était notre dernier espace de liberté ? Pendant combien de temps peux-tu rester sans rien faire, sans rien consommer, sans aucun écran, un moment neutre, sans but ni distraction ? Une minute ? Deux, peut-être ? Ce n’est pas une devinette. C’est un test. Et il est révélateur d’un mal moderne qu’on ne voit plus tant il est ancré dans nos réflexes : l’impossibilité de supporter le vide.
Autrefois simples respirations de la journée, les instants « neutres », ces petits bouts de temps où il ne se passe rien, où on n’attend rien, où l’on n’est ni productif, ni distrait, ni utile, ont été quasiment éradiqués de nos vies. Non par hasard, mais par un système qui n’aime pas l’invisible, le creux, l’indéfini. Et surtout pas l’ennui, le neutre.
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Dis-moi comment tu occupes ton attente, je te dirai de quoi tu fuis
Aujourd’hui, dès qu’un espace s’ouvre, il faut le remplir. Tu fais la queue à la boulangerie ? Et donc tu scrolles. Tu es dans le métro ? Alors, tu mets un podcast. Tu manges seul ? Allez, tu lances une série. Tu te réveilles ? Et, tu regardes tes notifs avant même de te lever.
Ce n’est pas une critique de confort ou un plaidoyer bobo pour « l’instant présent ». C’est un constat systémique. Nous avons été conditionnés à ne plus tolérer l’inactivité mentale. Laisser son esprit flotter devient suspect. Comme si la moindre pause était un manque à gagner, un danger, un dysfonctionnement.
➡️ Or, cette fuite permanente ne vient pas de nulle part. Elle s’inscrit dans une histoire longue de la lutte contre le temps vide.
Une guerre ancienne contre l’oisiveté ?
La peur du vide ne date pas des réseaux sociaux. Elle commence avec l’industrialisation. Avant, la vie suivait les saisons, les corps, la lumière. L’ennui faisait partie du quotidien. L’attente n’était pas un bug, mais un rythme naturel. Le corps savait ce qu’il devait faire, et il savait aussi quand il pouvait ne rien faire.
Puis, les machines sont arrivées. L’horloge a remplacé le soleil. Le calendrier a pris le pas sur les besoins. Et peu à peu, on a appris à produire à heure fixe, manger à heure fixe, dormir à heure fixe. Le vide est devenu inefficace, donc inutile. Puis coupable. Puis presque honteux.
Ce modèle s’est insinué partout : à l’école, au travail, à la maison. On mesure la valeur d’une journée à ce qu’on y “fait”. L’oisiveté est moquée, suspectée, culpabilisée. Même le repos doit être « rentable » : un sommeil optimisé, une sieste « power nap », une pause régénératrice.
La tyrannie du divertissement contre le moment neutre ?
Si l’industrie a tenté d’écraser le vide, le numérique l’a colonisé. Là où l’ennui subsistait encore, les écrans sont venus injecter du contenu.
Aujourd’hui, tu peux littéralement ne jamais être seul avec toi-même. Même sous la douche, on te propose des enceintes étanches pour écouter du contenu. Et, même en marchant, tu peux te gaver de stories, de notifications, de débats, de sons.
Chaque minute devient consommable.
Et la tentation est partout. Plus besoin de supporter l’ennui : il y a toujours quelque chose de disponible. Quelque chose à écouter, à voir, à commenter. Un appel à répondre, une vidéo à finir, un message à traiter. On n’attend plus. On s’auto-divertit jusqu’à l’épuisement. Mais à quel prix ?
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La disparition de la digestion mentale
En supprimant les moments neutres, on a supprimé l’espace où la pensée se forme vraiment. Là où les idées se déposent, se mélangent, se transforment. Là où les émotions se digèrent, doucement, en silence. Là où naissent les fulgurances, les associations inattendues, les intuitions.
Ce n’est pas un hasard si de nombreux artistes, philosophes ou scientifiques disent avoir leurs meilleures idées en marchant, en s’ennuyant, en observant le plafond. C’est dans le vide que le cerveau crée. Pas dans le bruit.
À force de tout remplir, on se gave. Mais on n’assimile plus. On ingère du contenu, on avale des sons, des images, des idées… sans les laisser infuser. Sans même savoir ce qu’elles provoquent en nous.
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Le vide, un inconfort salutaire
On pourrait croire que fuir les moments neutres, c’est une lubie moderne, une dérive douce. Mais c’est plus grave que ça. Cette incapacité à rester dans le vide, c’est une perte de contact avec soi-même.
Car dans l’ennui surgissent les vérités inconfortables.
Les peurs. Les manques. Les rêves étouffés. Les désirs pas assumés. Ce qui n’est pas socialement valorisé, ce qui ne fait pas de bruit, ce qui ne sert à rien mais qui te constitue quand même.
Le vide n’est pas une absence. C’est un miroir. Et il fait peur, justement parce qu’il ne renvoie pas ce que les algorithmes attendent.
Réapprendre à ne rien faire
Alors, on fait quoi ? On balance nos téléphones ? On médite 3 heures par jour ? On part vivre dans une yourte au fond du Cantal ? Non. On commence par des gestes minuscules.
Laisser passer une station de métro sans rien faire. Manger sans musique. Sortir sans écouteurs. Ne rien prévoir un soir. Et ne rien combler.
Juste pour voir. Juste pour laisser remonter ce qu’on n’entend plus. Car ces moments neutres, ces petits silences entre deux tâches, entre deux pensées, sont les derniers espaces libres. Ils ne sont pas “utiles”. Et c’est précisément pour ça qu’ils sont vitaux.
Dans un monde saturé de bruit, d’images et de performances, le moment neutre est un acte de résistance. Un espace pour exister sans fonction. Sans rôle. Sans attente. Et si vivre, ce n’était pas tout optimiser, tout consommer, tout occuper ? Et si c’était, parfois, regarder dans le vide. Sans but. Sans projet. Juste parce qu’on est encore là.
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